Thierry Davila, 2021

Cette pièce, là :


« Par où commencer ? » pour analyser un texte interrogeait Roland Barthes dans un article
bref publié en 1970, un essai dans lequel il relève que, concernant les romans de Balzac, le
lecteur y est jeté in medias res, au milieu des choses, ce qui rend d’autant plus problématique le commencement de l’analyse, la lecture analytique de ses tableaux littéraires – autrement dit la détermination d’un ensemble initial ou final . Cette difficulté de la lecture 1 – de la lisibilité –, cette difficulté de la saisie du tableau, fût-il littéraire, qui est en réalité toute sa richesse, toute sa vie, semble être parfaitement assumée par Nicolas Aiello lorsqu’il fait, en 2021, une pièce pour la « salle du jury » de la bibliothèque de la fondation Jan Michalski à Montricher, lorsqu’il fait cette pièce, là dans cette pièce, là. Lui aussi nous jette au milieu des choses, en tout cas au milieu de l’espace : apposé sur une verrière de grandes dimensions (243 x 348 cm) donnant sur l’extérieur du bâtiment, deux blocs noirs verticaux et rectangulaires de format égal (181 x 128 cm) proposent aux visiteurs de découvrir des formes – utilisons pour l’instant ce terme général et vague – réparties le long d’un certain nombre de lignes et mises véritablement en pages si bien que ces deux blocs paginés, ces deux pages monumentalisées, seraient comme celles d’un carnet, d’un cahier ou d’un livre devenues, à cause de leur spatialisation, les égales d’un grand double tableau, d’un grand diptyque, sans pour autant abandonner leur caractère de pages avec les lignes et les formes tracées, les signes imprimés, qui vont avec – deux tableaux littéraires par conséquent. Posé in medias res ici veut dire posé entre l’intérieur du bâtiment – cette « salle du jury » donc depuis laquelle l’on a une vue sur l’extérieur de la fondation et le paysage alentour – et son extérieur – depuis lequel il est possible de jeter un oeil dans la salle et, dorénavant, de saisir l’œuvre qui en recouvre en grande part la baie vitrée. fondationmichalski.rtf est une œuvre littéralement intermédiaire, située donc entre deux entités, l’intérieur et l’extérieur, elle s’entremet pour créer une relation, pour faire jouer la puissance de l’espace bâti et l’ouverture de l’espace naturel, la physicalité construite et la physicalité donnée.

Que voit-on alors in medias res ? Que nous donnent à regarder ces feuilles réinventées qui sont au centre d’un jeu d’espace(s) ? Que nous donnent à expérimenter ces formes installées in situ, ce dispositif spatial inscrit dans ces lieux mêlés, intriqués ? Que nous donnent à saisir ces pages imprimées qui tiennent aussi du tableau – du tableau littéraire encore une fois ? Il faut d’abord dire que tout visiteur un peu au fait de l’histoire de l’art occidental aura tendance à relier, comme en un réflexe conditionné, ce travail sur verre au Grand Verre de Marcel Duchamp conservé à Philadelphie, et cela même si cette référence est absente des intentions artistiques de Nicolas Aiello. C’est ainsi : les œuvres, du fait de leur matérialité aussi, sont porteuses, ne serait-ce qu’à leur corps défendant, d’une histoire, qu’elle soit spectrale ou revendiquée, silencieuse ou affirmée, si bien que plane sur cette pièce située là une mémoire artistique fatalement inscrite dans sa constitution physique, et qui était disponible avant elle.

D’autre part, cette œuvre n’a pas de véritable sens de lecture : l’on peut la saisir depuis
l’intérieur de la « salle du jury » comme depuis l’extérieur du bâtiment. Cette réversibilité est
inscrite dans la logique plastique de ces deux panneaux. Car ces pages spatialisées – et monumentalisées – ne sont pas en réalité à lire, les lignes qui les composent, qui en scandent l’apparition, ne sont pas à décrypter, elles sont à regarder. fondationmichalski.rtf est mutique du point de vue du signe et explicite du point de vue de la trace. Il est lointainement l’héritier du geste de Marcel Broodthaers qui consista, en 1969, à transformer tous les vers du poème de Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, en autant de lignes horizontales noires parcourant les pages de l’édition originale – en autant de traits noirs – et donc à transformer, comme le titre de la pièce de Broodthaers le pose, un texte en une image (Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Images), à transfigurer une œuvre littéraire déjà porteuse d’une forte plasticité en une œuvre plastique à part entière obtenue par une extinction de la lettre. Les deux blocs qui constituent l’intervention de Nicolas Aiello sont comme deux pages qui ne se laissent pas lire et qui, simultanément, se livrent entièrement au regard, se laissent observer voire contempler : des pages qui sont des images.


Mais qu’est-ce qui constitue ces lignes ? Quels sont les éléments qui ont servi à faire ces
blocs ? Le bloc de gauche, lorsque l’on regarde l’œuvre depuis l’intérieur de la bibliothèque,
est composé à partir de 923 prises de vues réalisées avec un téléphone portable. Ces images ont été contrastées en noir et blanc puis adaptées chacune à la dimension d’un caractère avant d’être incluses dans un logiciel de traitement de texte pour devenir ce que Nicolas Aiello appelle une « page de marche ». Chacune de ces vues, en effet, a été élaborée par ce dernier en marchant autour du bâtiment, sur le site de la fondation. Le titre de l’œuvre – fondationmichalski.rtf – rend compte de cela : sa première partie désigne le lieu de la marche, sa seconde partie, le format d’un fichier descriptif reconnu par un ensemble de logiciels de traitement de texte. Regarder la page de gauche de cette pièce in situ, c’est donc voir le site, le lieu mis en pages, c’est avoir sous les yeux le site comme texte, un texte qui n’est pas à déchiffrer mais à observer, voire à contempler. L’ œuvre est ainsi doublement située, doublement ancrée dans le lieu : elle donne à voir jusqu’à un certain point, c’est-à-dire qu’elle donne aussi à imaginer, la traversée du lieu sur le lieu même de la traversée.

Le bloc de droite relève d’une mise en forme différente. Dès son arrivée à la fondation,
Nicolas Aiello a entrepris de réaliser dans un carnet, à l’encre de chine, un ensemble de 160
dessins qui sont autant de représentations graphiques du lieu. Les premiers dessins ont été
faits sur place, les derniers à partir des images prises mais aussi à partir de vues du site
disponibles sur Google Map. 636 images ont ensuite été réalisées de ces dessins avec un
téléphone portable (fragments, gros plans, lignes, tâches…), lesquelles images ont également été soumises, comme pour le bloc de gauche, à l’efficacité d’un traitement de texte. Le résultat est aussi une possible représentation de l’endroit mais fragmentaire, éclatée, tramée par des manques et des détails dilatés. Encore un fois, le lieu est mis en pages, mais cette fois-ci depuis sa transcription graphique, et l’œuvre est à nouveau doublement localisée : elle rejoue le lieu sur le lieu même de son itération graphique puis numérique.

Ces doubles panneaux matérialisent ainsi un système de transports de formes – l’image
numérique devenue un caractère imprimé, le dessin à l’encre de Chine finalement transformé en motif éclaté – et une logique de croisement de procédures – la marche ajoutée à la prise de vue auxquelles s’adjoint un second traitement numérique, le dessin ajouté à la photo prolongés par un traitement de texte. Cela en partant d’une masse première – 923 et 636 images – réduite chaque fois à une page, certes amplement agrandie, certes largement spatialisée, mais qui n’en demeure pas moins la version essentialisée du point de départ, sa transformation en sa quintessence visuelle. Comme si la page justement – et, à travers elle, le cahier, le carnet, le livre, autrement dit la bibliothèque comme horizon –, demeurait de toute façon, toutes opérations plastiques organisées, réalisées, achevées, toujours et encore l’outil par excellence, tellement actuel parce qu’excessivement ancien, d’un possible accès à la visibilité du monde, à son exposition, ou plus encore, à l’expérimentation de ses lieux.

1 Roland Barthes, « Par où commencer ? », Poétique, no 1, Paris, Seuil, 1970, p. 4.

Affiche réalisée pour l’exposition « Impressions » / Fondation Jan Michalski – (format : 42 X 29,7 cm)