Septembre Tiberghien, 2013

Texte de Septembre Tiberghien publié dans le journal critique Hippocampe

Nicolas Aiello, Timeline, à L’Orangerie, espace d’art contemporain de Bastogne, du 21 septembre au 13 octobre 2013

Flux et reflux

Il n’y a pas qu’une, mais bien deux lignes qui traversent l’exposition de Nicolas  Aiello à l’Orangerie de Bastogne : celle du temps, implacable et puis celle de l’écriture, plus fluide et malléable. La première est liée à l’aspect rétrospectif de l’exposition, qui retrace le parcours du jeune artiste français depuis ses débuts en 2002. En guise de balises, on y retrouve notamment une vidéo documentant une intervention de l’artiste dans un restaurant universitaire alors qu’il était encore étudiant, ainsi que les restes d’une performance culinaire réalisée le soir même du vernissage. Ce souci d’unité temporelle se matérialise également par une inscription physique dans le lieu, au travers de bandes de vinyles noires qui courent le long des baies vitrées de l’espace d’exposition. Celles-ci forment une chronologie composée d’images cryptées, nées des explorations photographiques de l’artiste à travers la ville.

En outre, bon nombre des dessins de l’artiste découlent d’une pratique de la déambulation et de l’observation des diverses formes d’écriture médiatique qui l’entoure. Ces signes sont ensuite reproduits et intégrés à un système
graphique qui n’a pourtant rien de discursif. Au contraire, Nicolas Aiello cherche toujours à brouiller les pistes, à rendre de plus en plus ténue la frontière entre le lisible et l’invisible. En atteste la série de dessins réalisés à Berlin en 2009, où l’artiste retranscrit avec obstination les mots glanés dans l’espace public ainsi que dans les journaux sur de simples feuilles de papier au format A5. Alignés aux murs, les mots empilés, malmenés déferlent telles une
indéchiffrable logorrhée. L’effet de saturation est hypnotisant. En face, on aperçoit les mêmes dessins passés en boucle sur un téléviseur à raison de 25 (et non 24) images par seconde. Grâce à ce mouvement cinétique légèrement accéléré, l’œuvre intitulée Neige acquière une dimension hallucinatoire. Elle rappelle les longues minutes passées à contempler dans un état de parfaite hébétude l’écran cathodique moucheté de noir et blanc, comme sous l’effet d’une tempête, avant l’apparition soudaine de la première émission. Seulement, voilà qu’une tache judicieusement conservée en guise de repère visuel vient nous extraire subitement de cet état de transe. Cette expérience d’absorption, bien que volontaire, pose question quant à la nature proprement aliénante de l’image issue du tracé itératif de l’artiste.

Avec Tendance du jour, Nicolas Aiello franchi une étape supplémentaire dans sa démonstration d’un assujettissement au mode de communication actuel. Sur un écran d’ordinateur, une suite de dix mots sélectionnés sur internet parmi une actualité quotidienne défile en continu. Ils se succèdent à une vitesse telle qu’ils sont pratiquement indéchiffrables. Parfois, une récurrence dans ce palmarès journalier nous permet de lire le nom d’une vedette de cinéma ou un terme économique. Cette lecture accélérée nous confronte au flux d’informations qui nous assaillent quotidiennement, sans que l’on puisse accéder à son contenu véritable pour en tirer une analyse critique. Plus que jamais, l’homme est victime des phénomènes de mode, aveuglé par la jouissance que lui procure l’assouvissement immédiat de son désir de voir et d’être vu. L’artiste, lui, nous rappelle à travers son œuvre que tout n’est que passage, soumis à un état de perpétuel recommencement.

[ Entre transparence et opacité, l’écriture de Nicolas Aiello emprunte autant à l’art du graffiti qu’à celui du moine copiste. Particulièrement impressionnants sont les fac-similés des lettres du grand-père de l’artiste, incarcéré à la prison de la Santé à Paris en 1952 pour atteinte à la sûreté de l’État. Avec une précision et une patience infinies, le dessinateur a recopié à l’identique tous les moindres détails des différents documents retrouvés. De l’arrêté judiciaire à la coupure de presse, en passant par le décompte quotidien des biens de consommation du prisonnier, tout est impeccablement reproduit et exposés sous vitrines, telles d’authentiques archives. Il y a quelque chose d’à la fois émouvant et absurde dans cette tentative de retranscription d’une mémoire familiale. En effet, pourquoi nier les moyens mécaniques mis aujourd’hui à disposition si ce n’est pour réaffirmer la puissance suggestive du geste ?
Pour continuer d’alimenter une histoire faite de traces et de souvenirs qui indubitablement s’effacent ?

C’est bien de disparition dont parle l’œuvre Revealed De Kooning Drawing, projetée dans un box à l’entrée de l’exposition. Avec cette vidéo, Nicolas Aiello s’empare de l’une des plus iconiques tentatives d’effacement et de réappropriation de l’Histoire de l’art. En 1953, lorsque Robert Rauschenberg demande à son aîné, le peintre Willem De Kooning de lui offrir un dessin, ce dernier n’imaginait sans doute pas l’usage qu’il en ferait. Au bout d’un mois de travail assidu, Rauschenberg avait entièrement gommé la surface du dessin de sorte qu’il n’en reste qu’une empreinte gravée dans le papier. En intervenant à son tour sur l’image fantomatique afin de redonner vigueur à ses traits, Nicolas Aiello en révèle le substrat de manière subtile et poétique. ]

De même, en réinterprétant la recette de sauce tomate Al Pomodoro de sa grand-mère, l’artiste perpétue une tradition familiale qui s’inscrit cette fois dans le registre de la sensation, de l’odorat et du goût. À Bastogne, le soir
du vernissage, les convives étaient invités à venir goûter la dite sauce apprêtée par un chef local. Penchés au dessus de la marmite, ils pouvaient en renifler les précieux effluves et tenter de les capturer dans un pot en verre. À
chacun d’y inscrire ensuite le souvenir convoqué par le parfum de cette divine mixture. Ce parcours gastronomique prenait fin dans l’espace d’exposition, où les invités pouvaient déposer le pot à l’endroit de leur choix. Au-delà du caractère convivial de l’évènement, ce qui apparaît autrement plus intéressant, c’est cette tentative vaine et poétique d’emprisonner l’invisible, qui rappelle l’entreprise duchampienne. Définir l’impalpable,
ce qui ne peut être nommé, n’est-ce pas là après tout l’unique raison d’être de l’art ?

Septembre Tiberghien.

Critique de mon exposition personnelle Timeline dans le journal belge Le Vif.