Aurélie Barnier, 2017

De mémoire
Mémoire de l’archive / ébauche de demain

Organisée à l’occasion des 30 ans de l’Espace d’art contemporain Camille Lambert, né en 1987 au cœur d’une école de pratique amateur fondée par le peintre Camille Lambert, De mémoire, Mémoire de l’archive / ébauche de demain, présente le travail de trois artistes jamais encore exposés en ses murs, en tant qu’ils incarnent à la fois le présent et le futur de ce lieu depuis toujours dédié à la création.

Dans cette exposition à trois voix contemporaines se côtoient, se mêlent ou s’entrechoquent les différentes temporalités de l’histoire de l’École et Espace d’art Camille Lambert. Ces traces du passé, qui constituent autant de promesses pour l’avenir, sont évoquées à travers certaines archives du lieu (catalogues, correspondances et photographies témoignant de conditions d’exposition très appréciées et de la convivialité de la structure, ektachromes, diapositives, croquis, cartons d’invitation, factures en francs et autre bons de commande pour des matériaux désormais oubliés…). Ces divers documents, disposés au même titre que les œuvres sur les murs de la galerie, permettent à chacun, visiteur assidu ou nouveau venu, de se rappeler ou de s’imaginer la vie d’un centre d’art, des prémisses de l’organisation d’une exposition jusqu’au moment festif du vernissage. Les archives de l’Espace d’art sont classées par nom d’artistes ou, plus rarement et récemment, par titre d’exposition et non par année, comme on s’y attendrait pour une prétendue efficience. Mais ici, nulle intention de justification de succès ou de rendement, la légitimité des actions de la structure étant, à l’évidence – dans la matérialité de ces dossiers accumulés – uniquement et absolument liée aux œuvres et à leurs auteurs1. La conservation d’archives et la publication de plaquettes ou de catalogues, diffusés gratuitement, apparaissent de façon quasi simultanée avec les premières expositions, entre 1987 et 1990. À l’origine, les éditions ne comprennent que des reproductions, puis s’y ajoutent des textes, d’auteurs le plus souvent, du directeur parfois et régulièrement des artistes eux-mêmes. Ceci concordant avec la valeur ou du moins l’intérêt croissant des publications des centres d’art en tant qu’elles sont conçues et réalisées au plus près de la manifestation, voire de la création auxquelles elles se réfèrent. Il s’agit avant tout de faire trace des expositions, rencontres et autres événements, de fournir, aussi, aux artistes, des publications de leur travail, qui font aujourd’hui partie des dispositifs d’accompagnement indispensables à leur reconnaissance (pour eux-mêmes, dans la société, comme pour le public qui a découvert leur travail, mais également pour le grand public en général), l’écrit ayant ce pouvoir à nul autre pareil, d’affirmation d’un statut (sans oublier celui de œuvres dès lors reconnues comme telles)2. Ces éditions (au nombre de XXX au total) ont en outre certainement participé à l’identification de l’Espace d’art comme une institution s’attelant tant à la découverte qu’au soutien pérenne des artistes (l’engagement étant le même auprès des tout jeunes que pour les plus confirmés et reconnus), soit deux aspects fondamentaux des missions des centres d’art telles que progressivement définies depuis le début des années 1980, par les structures elles-mêmes et, parallèlement, par les pouvoirs publics les soutenant financièrement. Une forme de légitimité a pu de même être gagnée – sans pour autant avoir été escomptée – à travers la renommée des auteurs des catalogues. Notons que pour eux comme pour les artistes, affinités professionnelles et amitiés au long cours semblent avoir été primordiales.

Venant éclairer ces archives papier et numériques, des entretiens filmés avec la complicité de l’artiste Marie-Camille Orlando, leur font écho dans l’espace d’exposition. Ces récits subjectifs ont été confiés par diverses personnalités liées à la structure : joyeuse voisine amateur qui a partagé les moments clé de l’histoire de l’Espace d’art, artiste ayant exposé dans et hors les murs comme avec les élèves des ateliers, artiste-enseignante, libraire passionné et partenaire occasionnel ou encore très jeunes élèves de l’école. Toutes ces vidéos composant donc de nouvelles archives, pour demain ! Et l’ensemble de ces voix résonnent avec une autre, celle de la mémoire.

La mémoire et son corollaire, le temps, sont explorés suivant des chemins singuliers empruntés par chacun des artistes présentés, qui tous trois font précisément la part belle au temps de la réalisation, patiente et minutieuse.

Dans les œuvres de Nicolas Aiello, le temps rétrospectif et introspectif d’une mémoire de l’intime se déploie à partir d’archives d’une histoire familiale autant qu’universelle ou suivant les pérégrinations de l’artiste.
Recto & verso (2016) associe les archives de ses grands-parents, entre 1915 et 2002, et leurs contextes politiques, retraçant une certaine histoire de France. Dans les verso présentés sous forme d’affiche et dans le diaporama des recto, l’histoire personnelle se dessine de portraits de famille en épisodes marquants de la vie d’un couple (vacances au camping, accès à un logement social ou naissances) et suivant la transformation de l’écriture de la grand-mère de l’artiste les ayant annotés. S’y mêle la grande histoire avec un faux Ausweis, une convocation au procès des soldats du camp du Struthof3, des cartes de membres du PCF ou des documents relatifs au Complot des pigeons en 19524. En contrepoint se lit aussi une histoire de la photographie, des tampons de studio aux films Kodak, du noir et blanc à la couleur ou des tirages aux bords dentelés aux polaroïds. Cherchant à valoriser les contours et leur usure comme à conférer un caractère graphique à la composition, N. Aiello numérise les images sur fond noir, ménageant ainsi des blancs, essentiels en tant qu’ils offrent un espace à l’imagination du regardeur. Dans cette installation conçue sur cinq ans est aussi intégrée une archive de l’artiste datant de ses études : une vidéo de sa grand-mère manipulant la boîte dans laquelle étaient conservées ses photographies. Ces trois points de vue incarnent l’œuvre du temps sur nos souvenirs, permettant à chacun de projeter ces archives dans son présent et vers l’avenir.
La série de 25 dessins intitulée Berlin (2009) et son pendant, Neige (2010), dessin animé les diffusant en boucle5, ont pour origine la réécriture exacte de prospectus publicitaires trouvés lors d’un séjour en Allemagne. Ils n’ont ni début ni fin, une ligne temporelle continue allant des dessins à la vidéo et vice et versa. Le temps est ici évoqué par le rythme, N. Aiello revendiquant l’influence de Paul Klee. Il souligne aussi un rapport au corps, un aspect physique du dessin à travers l’écriture automatique qui prend parfois naturellement le relai de la copie. Si la méthode processuelle se réfère à Roman Opalka notamment, la part belle est laissée à l’accident, telle une tache d’encre qui, apparaissant à intervalle non régulier dans la vidéo, vient en perturber et ponctuer la lecture.
À rebours de ces écritures devenues images, Montreuil-Juvisy A/R (2017) est une intervention in situ composée d’images converties en écritures : deux lignes de 1000 photographies (prises avec un téléphone mobile durant le trajet aller-retour de l’atelier de l’artiste à l’Espace d’art) se déploient sur les baies de la galerie, chacune ayant été vectorisée dans un format texte. Enregistrement d’une géographie parcourue et du temps passé à son exploration, cette pièce, visible depuis la rue, est pensée comme une écriture de paysage, la restitution d’une balade6.
Elle fait écho à Melancholia (2016), dessin non plus fondé sur l’écriture mais une composition de points au grain infiniment variable notant le temps qui défile, à l’instar du paysage sous les yeux du voyageur. Pour cette cartographie du temps, il a travaillé à partir de sa propre mémoire, se fixant comme souvent sur le souvenir d’œuvres de musées, ici une fameuse gravure de Dürer7 dont il n’a retenu qu’un éclat de lumière – une mélancolie plutôt gaie – un point de départ, « quelque chose plutôt que rien ». Ce grand dessin entretient également un lien, sur le fond et la trame, avec des photographies de chiffons imbibés de l’encre essuyée sur les plaques de cuivre utilisées pour la réalisation de sérigraphies. Archives de travail, ces imprégnations de mémoire sont devenues œuvres (Chiffon, 2017).
N. Aiello lutte ainsi tout de go contre l’oubli, et pour l’oubli de détails – ses œuvres recelant un caractère volontairement fragmentaire – qui seul permet d’accéder à une mémoire collective.

L’œuvre de Céline Cléron met en jeu la réminiscence.
Le repos en Egypte (2013) conte une histoire mythique. Au creux de ce sablier, qui égrène habituellement les minutes à loisir, le temps s’est définitivement écoulé ! Il est désactivé, l’artiste soulignant qu’est apaisée l’angoisse de sa fuite inexorable – d’où la suppression d’une partie du titre du tableau du Caravage auquel il se réfère, Le Repos pendant la Fuite en Egypte8. Mais, comme toujours chez C. Cléron, il y a paradoxe puisqu’aucun retour en arrière n’est possible : la mémoire est pensée comme un repos de l’esprit, de l’âme et du regard, l’instant d’après la tempête9. Dessin en mains, elle s’invite dans les ateliers d’artisans : pour cette pièce, dans celui d’un souffleur de verre, en lui demandant de fabriquer des outils spécifiques pour former les profils des pyramides.
Si les toises de Conseil de révision (2017) évoquent une mesure physique (le titre renvoyant à la répartition des conscrits dans l’infanterie napoléonienne selon leur taille), c’est d’abord la mesure chronologique que retient l’artiste. Les curseurs remplacés par des crânes d’alligator ou d’antilope comme le hiératisme des pièces – le rostre d’espadon disparaît presque de profil et devient unique point de face – figurent un tribunal de la nature enjoignant à la réévaluation du rapport de l’homme à l’animal et donc à ses origines ancestrales. Non sans ambivalence, ces sculptures assimilables à des divinités, présences totémiques ou chamaniques, suggèrent aussi une certaine idée de protection.
Les vases Sans titre (2017) abritent le dessin au sable d’un regard ou d’un visage inspirés de l’iconographie du Fayoum10, qui semblent avoir surgi dans un équilibre précaire et pour partie lié au hasard. Le processus de réalisation – lente répartition de fines couches de deux teintes à travers un entonnoir – n’est pas sans rappeler l’architecture grecque, fondée sur l’empilement. Appréciée par l’artiste, cette forme mémorielle de l’architecture coexiste avec une référence, plus caustique et décalée, aux paysages de sable kitsch, souvenirs de voyage !
Dans Sans titre (Yo-yo) (2017), œuvres conçues à partie de fossiles d’ammonites et d’oursins, l’immobilité de la fossilisation est contredite par leur forme en spirale, qui entretient un rapport analogique avec l’enroulement et le déroulement de la bobine de fil de coton que chaque yo-yo renferme. Ce va-et-vient supposerait-il la possibilité d’un retour sur soi, voire de remonter le temps jusqu’à l’époque de ces gisements ? Ce rapport mobile au temps est d’ailleurs souligné par la fonctionnalité potentielle des pièces de l’artiste (sablier, toises), par-delà la frustration du public puisque leur mode de présentation en interdit l’activation. Mais il n’est point ici question de pratique, seulement de subtile polysémie et de projection dans un temps qui n’adviendra pas.
Chez C. Cléron, le rapport au souvenir comme au jeu se tisse dans le détournement, selon une tension persistante entre ce qui est figé et ce qui est en mouvement, entre permanence et impermanence, origines et évolution, fondamentaux et inventions, l’équilibre se jouant dans l’espièglerie de l’artiste et le plaisir du visiteur.
Dans l’archive personnelle de l’artiste intitulée Collection particulière (1998), sur deux cartes postales que tout semble séparer, est apposé un cache de diapositive ouvert, faisant fonction de cadres dans le cadre. Avec un humour grinçant, la chair d’une femme et celle d’un coq sont ainsi formellement associées, dans un clin d’œil inattendu à l’œuvre de Solène Doually !

Au sein du travail de Solène Doually, fondé sur la récolte d’archives, le temps s’étire ou se rétracte : on peut en suivre le fil brodé, la trame, la ligne graphique poursuivie à l’eau-forte, les plis et replis biologiques au cœur de la série Greffon (2013), transmuant la mémoire d’un corps qui n’est plus, vers un corps en devenir.
L’objet premier de sa pratique est la représentation de la recherche en art, dans l’art, par l’art, mais aussi la recherche en général. Elle aime à croiser différents univers, par analogies : les arts décoratifs (marqueterie, céramique…), l’artisanat et la médecine ou, plus singulièrement encore, la broderie et la chirurgie, qui partagent un champ lexical et des gestes : dessin, analyse, instruments, coupe, plasticien, fibre, aiguille, fil, couture/suture, etc. L’artiste a découvert la chirurgie par la fréquentation d’une bibliothèque spécialisée, la pratique intensive du dessin anatomique (dont témoigne la précision de ses gravures), et surtout auprès d’un spécialiste en reconstruction dont la rencontre a constitué une expérience fondatrice, pour elle qui considère la chirurgie comme un artisanat. Elle souligne d’ailleurs que la broderie existe dans le domaine médical, via la technique au fuseau utilisée par le passé pour certaines greffes de ligaments.
Au sens strict, anatomie signifie comprendre la forme par la coupe, ce qui rappelle évidemment la façon dont l’artiste tranche dans une matrice de tissus – textiles autant qu’organiques – qu’elle conçoit comme une archive permanente, pour réaliser des sculptures comme Anatomie de la forme (2015).
Les procédés techniques du monde médical comme la loupe (qui lui permet de présenter de minuscules crânes dessinés sur des boutons dans ses Tutoriels (2017)) ou le scanner l’intéressent spécifiquement pour pénétrer les profondeurs de la matière.
Ayant exploré en autodidacte de nombreuses techniques artisanales, elle a toujours souhaité, en tant qu’artiste, en proposer des restitutions différentes de celles édictées par la tradition. Aussi crée-t-elle systématiquement ses outils, dont des fuseaux qui pourraient être présentés comme des sculptures autonomes. Relique (2017), production conçue pour le jardin, a par exemple été l’occasion de renouer avec la broderie de Lunéville (employant perles et paillettes et essentiellement utilisée pour la haute couture) et d’affirmer sa réappropriation expérimentale : tissus, perles et fils ne suivent plus le mouvement d’un corps mais sont prisonniers de la résine et de plaques de verre qui les contraignent, tout en offrant la possibilité d’en observer l’envers comme l’endroit, et figent ainsi le temps.

Dans l’ensemble des pièces, les processus de travail et même la totalité des moments de la création sont montrés, instaurant les conditions d’un réel partage avec le regardeur, libre de les investir avec ses images et souvenirs personnels. Écorché 2 (2017), main tissée de perles de rocailles rouges posée sur un coussin de guipure, peut dès lors être perçue comme un gant précieux ou bien un membre inerte. Et les Tutoriels ne sont pas des œuvres finalisées mais des fragments qui donnent à imaginer des agencements entre images, matières, techniques, outils (artistiques, artisanaux et chirurgicaux) et même archives de l’École et Espace d’art (comme un lambeau de peinture de l’atelier de Camille Lambert vu comme une peau de maison). Les tissus pliés à même le sol étant les bases d’un potentiel déploiement, dans l’espace et le temps, proposé par ces tutoriels plastiques où se conjuguent rigueur et obsession de l’exploration – notamment de la mémoire, de la pathologie ou la torture.
Point de vue
(2017) est un paysage qui évoque un paysage, en lien avec l’extérieur et en particulier Balançoire (2017), œuvre suspendue à la branche d’un arbre, qui fonctionne également comme un paysage découpant vues et perspectives entre architecture, sculpture et végétation
– autant de traces de l’histoire du lieu. Par cette mise en abîme, S. Doually dessine une archive en devenir.

D’images en textes et de textes en images, cette exposition anniversaire invite à découvrir comment l’archive, regardée avec la distance de l’humour et de la poésie, peut faire apparaître la mémoire comme un avenir…

Fruit d’un travail collectif avec tous les acteurs du lieu qui l’accueille, elle se pense comme un bien commun !

Aurélie Barnier, commissaire de l’exposition

1 L’on peut ici se référer à ces propos de Michel Foucault au moment de la publication de L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969 : « Par « archéologie », je voudrais entendre quelque chose comme la description de l’archive. Que le mot « archéologie » vienne de l’archive. C’est-à-dire, la description de cette masse extraordinairement vaste, complexe, de choses qui ont été dites dans une culture. ».

2 Cf. « L’édition des centres d’art, de l’archive à l’énonciation éditoriale », Sarah Cordonnier, in Communication et langages, Année 2007, Volume 154 Numéro 1 (numéro thématique : L’énonciation éditoriale en question), pp. 99-110.

3 Natzweiler-Struthof, camp de concentration nazi en Alsace.

4 Jacques Duclos, alors dirigeant du PCF, est arrêté en mai 1952 avec son chauffeur, le grand-père de N. Aiello, pour atteinte à la sûreté de l’État, les pigeons contenus dans sa voiture ayant été soupçonnés de transmettre des informations à l’ennemi, alors qu’ils étaient en réalité destinés à sa consommation personnelle…

5 Le nombre de dessins de la série étant déterminé par les 25 images seconde au cinéma.

6 Nicolas Aiello évoque à ce propos La Promenade de Robert Walser, Gallimard, Paris, 2007 [1987].

7 Albrecht Dürer, La mélancolie, 1514, Musée Condé, Chantilly.

8 Le Caravage, Le Repos pendant la Fuite en Egypte, vers 1595-1597, Galleria Doria-Pamphilj, Rome (Italie).

9 L’on peut ici songer au tableau éponyme de Giorgione, La tempête (1500-1510, Gallerie dell’Accademia, Venise (Italie)), que l’artiste affectionne particulièrement.

10 Dernière période de l’Égypte antique, à l’époque romaine.